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De la souveraineté cartographique

Qu'est-ce qu'une carte en ligne souveraine ? Pourquoi s'en soucier ? Les cartes de Mappy et ViaMichelin, concurrents français de Google et Apple Maps, sont-elles souveraines ?

publié le , mis à jour

Les maps ont inondé la France comme les chewing-gums et les burgers.

Sous domination états-unienne, malgré les apparences la cartographie française en ligne résiste ! D'après Médiamétrie, si Google Maps mène la danse avec 36 millions de visites uniques par mois + 15 millions pour Waze (possédé par Google), les français Mappy et ViaMichelin en ont respectivement 10 et 6 millions.

Cocorico ?

Tour d'horizon des maps made in hexagone.

Mappy et ViaMichelin sont de belles cartes vectorielles modernes. Le numérique permet plus que jamais à une plateforme d'éditorialiser ses fonds de carte comme bon lui semble : observez les différences entre ViaMichelin à gauche, et Mappy à droite sur la capture suivante, sans même avoir besoin d'une haute résolution d'image.

Vous l'aurez peut-être remarqué, quand ViaMichelin met l'accent sur les routes majeures de la ville de Brest avec son jaune traditionnel (que Google abandonne en 2024), Mappy donne directement le détail des petites routes et surtout met en évidence les stations de tram.

Un choix politique : mettre en avant l'usage de la voiture en ville, ou mettre en avant la ligne majeure de transport en commun. Pour ne pas surcharger les cartes, mieux vaut choisir.

Mais les cartes numériques présentent l'avantage d'avoir une vingtaine de niveaux de zoom. Au niveau d'un quartier ViaMichelin affichera les arrêts de bus, quand Mappy paradoxalement les ignore : le tram et le métro, ou rien.

Choix volontaire ? Vision parisienne tout-métro se heurtant à la rareté des transports en commun ferrés en province ? Renforcée par le nouveau propriétaire de Mappy, la RATP (régie des transports parisiens) ?

Impossible de le savoir, car ces deux applications ont en commun l'opacité de leur code, et donc de leurs choix politiques.

Ces deux services ont également un autre point commun.

Des pubs sur les cartes (ou l'inverse ?)

Vous rappelez-vous des cartes papier distribuées aux touristes, qu'on pique dans les présentoirs des auberges de jeunesse, ces poster à déplier qui offrent une carte au centre et une liste de commerces autour ?

Les réclames sont vieilles comme le monde. Haut perchées sur les façades nues des immeubles, plaquées sur les abribus ou en tête de liste des résultats de recherche en ligne, les publicités ont toujours infiltré les médias d'information de l'époque.

Leur présence sur Google Maps, Mappy et ViaMichelin n'en serait donc que la suite logique ? Rien n'est moins sûr.

La publicité, ou l'opacité des algorithmes de recherche

Quand on se rend à l'arrêt de bus et qu'une publicité pour un parfum nous y accueille, ce dernier ne fait pas concurrence au service "prendre le bus". À la rigueur, la régie publicitaire pourrait juger peu acceptable de coller une affiche pour le dernier SUV diesel sur les arrêts de transport en commun, toujours est-il que ce bus, on le prendra quand même, là, maintenant, peut-être avec un rêve de voiture polluante en tête.

À l'inverse, sur Google Maps, les publicités entrent en concurrence du service que l'on demande à l'application. Rien ne me permet de savoir pourquoi la recherche "Bricolage Rennes" m'indique d'abord Brico Dépôt, puis Castorama et Weldom, plutôt que les nombreuses autres magasins similaires, à commencer par le géant Leroy Merlin.

Capture de Google Maps Web faite en août 2024 sans compte utilisateur

De meilleurs avis client ? Comme on le constate sur la capture ci-dessus, non, Bricorama et ses 4,3 écrase les 3,9 de Brico Dépôt. Bricorama se trouve d'ailleurs au centre de Rennes, quand Brico Dépôt est à 4 km sur la rocade.

Google fait-il un lien simpliste entre "Bricolage" et "Brico" ? Non, Bricorama serait alors devant Weldom et Castorama. Quel algorithme est appliqué ? Impossible de le savoir. Brico Dépôt aurait-il davantage payé l'agence de publicités Google Maps ? Combien ? Cette opacité est l'or des annonceurs.

La publicité, ou la corruption des résultats de recheche

Ainsi, quand la publicité s'immisce au coeur des choix qu'on me propose, plutôt que simplement à côté comme l'affiche dans notre arrêt de bus, la donne change.

Si vous ne le saviez pas, sachez qu'en Angleterre de nombreuses villes ont des réseaux de bus concurrents.

Et c'est un bordel sans nom. On achète un abonnement mensuel en fonction des trajets les plus fréquents qu'on fait, et on paie plein pot l'autre opérateur quand on en a besoin. Le train en France va vers là : la carte SNCF ne sert à rien sur les Ouigo, les Trenitalia, et pire encore : sur les réseaux TER des régions qui ont refusé de jouer le jeu.

Le système publicitaire Google, appliqué aux arrêts de bus, consisterait à mettre en avant pour l'utilisateur le bus de la compagnie B qui a payé plus que la compagnie A, alors même qu'il est moins efficace (me fait marcher 10 minutes de plus) ou simplement moins apprécié.

Ainsi pour financer le service qu'on utilise, des cartes sensées nous fournir la meilleure information possible, on accepte... des résultats volontairement altérés pour profiter au plus offrant. Sacré paradoxe !

Quand les logos de marque écrasent l'information

Un autre mécanisme de publicité bien plus agressif (mais aussi plus franc) existe sur Google Maps : l'affichage direct du logo de l'enseigne.

À l'auto-complétion d'une recherche, le logo de Brico Dépôt apparait très vite. Tapez juste la lettre "B" et c'est le logo de Burger King qui s'imprimera... alors même qu'à notre endroit de recherche, Sables d'Or les Pins, la première enseigne de cette marque est à 45 minutes de voiture. Il semblerait qu'un contrat national ait été passé avec la marque de fast-food.

Sur mobile, à peine zoomons-nous sur Rennes que le logo Burger King se dessinera tout seul bien avant la mairie, la gare SNCF ou l'indication "Centre ville". Au clic, Google me le dit discrètement : ce commerce est "sponsorisé", il a donc payé pour dépasser les autres.

Les fleurons français des cartes en ligne régies de pub cartographiques

Google et les États-uniens n'ont ici rien inventé : les Pages Jaunes françaises sont également une régie publicitaire, comme en témoigne l'introduction Wikipedia de son propriétaire : "SoLocal est une entreprise spécialisée dans la publicité, la communication et le marketing numérique pour les entreprises locales".

Les bannières cookies sont un bon indicateur du modèle d'affaire des sites Web. Celle en capture ci-dessous, trouvée sur le leader des cartes en lignes françaises, Mappy, annonce la couleur : en utilisant leur service, vous acceptez d'envoyer vos données à... 887 acteurs différents du monde de la publicité ! Chez ViaMichelin, le nombre de "partenaires" est de 848.

C'est avec cette vente massive de données personnelles, et cette dépendance dans leur modèle de financement, qu'il faut apprécier la souveraineté de ces alternatives françaises aux GAFAM.

Sans surprise, on retrouve dans l'expérience Mappy des mises en avant de marques : dans les catégories de recherche, vous trouverez le logo d'une grande enseigne de multimedia, mais pas la catégorie "magasins de multimedia", et une marque précise de pizza est priorisée par rapport à la catégorie entière "Musée".

De petites victoires privées

Bien sûr, concernant les gros Mappy et ViaMichelin, voir le verre à moitié plein conduirait à se féliciter qu'il y ait des solutions françaises en ligne pour calculer son itinéraire de vacances et trouver le numéro de téléphone du restaurant ce soir. Ceux qui ne sont pas dérangés par la publicité y trouveront leur compte.

Du côté de Google, tout n'est pas noir non plus, loin de là. L'équipe Maps a fait avancer les choses : outre la belle innovation Street View, nous devons en partie l'ouverture des données de transport en commun à Google, qui a initié un format de partage des données d'horaires et de trajets en transport en commun. Mais c'est grace à la puissance publique, l'intervention de l'Union Européenne et de l'État français que ces données sont maintenant ouvertes et utilisables par n'importe quel acteur numérique, dont les concurrents de Google Maps.

There is no alternative ?

La réponse évidente que nous feraient ces acteurs confrontés à une critique de leur modèle publicitaire est celle-ci : les gens ne veulent pas payer pour une carte en ligne sans pubs.

Et ils n'ont en effet pas tort. Qu'il s'agisse de Facebook, de Google Maps, de Google Search ou encore de TikTok, nous sommes biberonnés aux services "gratuits".

Pourtant, de nombreux exemples viennent contredire ce point de vue.

Dans le monde de la recherche Web, la startup Kagi.com propose un moteur de recherche payant et sans pubs, pour le plus grande bonheur de ses utilisateurs qui témoigne d'une redécouverte d'un Web sans bullshit.

Deezer et Spotify sont des services payants, avec un service gratuit contenant des publicités audio. Le choix est offert à l'utilisateur. Les services de streaming vidéo sont eux tous soumis à un abonnement.

Dans le monde des cartes en ligne, les deux concurrents Géovélo et Komoot proposent tous les deux un modèle "premium". Ce sont des entreprises qui tournent bien, sans publicité ou presque, mais avec l'argent de leurs utilisateurs et la vente de tendances de déplacement aux collectivités locales.

L'alternative du commun

Il est pourtant peu envisageable que chaque Français souscrive à un abonnement pour chaque usage numérique. Alors que la musique et le cinéma sont des domaines artistiques où une créativité sans cesse renouvelée est nécessaire, et donc payante, il est tentant de considérer en 2024 que les cartes en ligne puissent être un service public.

Une entreprise comme Apple et ses réserves d'argent dignes d'un État, peut se permettre de proposer des cartes sans pubs et sans abonnement... sans garantie qu'elle n'y succombe pas, comme il en est question dans des rumeurs récentes.

Il reste deux modèles pérennes sans publicité : le service public, et la communauté contributive libre.

La puissance publique offre l'accès à des bibliothèques sur tout le territoire, et des services numériques toujours plus complets : VOD, livres numériques, articles de presse... pourquoi pas des cartes ? L'État central fait peur quand il propose des services connectés, mais personne ne se soucie du bibliothécaire de quartier qui a en base de donnée tous les bouquins qu'il a emprunté, du Capital aux romans érotiques.

En mai 2024, l'IGN a sorti sa nouvelle application "Cartes par IGN" sur mobile, avec enfin l'ambition de "se frotter aux géants américains". Si les promesses ne sont pas encore toutes tenues (pas d'itinéraire vélo ni transport en commun, fonds de carte assez experts, pas de version Web), cette sortie pourrait marquer le début d'un regain de souveraineté en France.

Même sans l'aide de l'État, du côté des communautés libres, un poids lourd existe déjà : OpenStreetMap, le Wikipedia des cartes.

Cartes.app est l'interface grand public Web pour explorer OpenStreetMap, un projet international qui bénéficie en plus d'une communauté française vibrante et innovante.

Quand La Poste repose sur Google

Cet été à Rennes, alors que j'allais récupérer un colis, je regarde le site officiel de la poste donnait une fermeture d'une des postes de centre-ville à 18h30. En y arrivant, comme 3 autres personnes, je m'étonne d'une fermeture non prévue. Je sors mon téléphone, vérifie Google Maps, l'application états-unienne avait les bons horaires : fermeture à 18h...

Une feuille A4 collée sur l'entrée me le confirme : depuis des semaines, la boutique est aux horaires d'été. Un mois d'information périmée sur son site officiel. Est-ce un problème d'une organisation dans les choux numériquement ? Une résignation générale où même La Poste, l'acteur qui était il y a 20 ans le mieux placé pour lancer La Poste Cartes en ligne, a lâché l'affaire ? Ou la preuve de la supériorité du modèle contributif que partagent Google Maps et OpenStreetMap ? Parions sur un mélange des trois.

Les commerces : un défi

Si OpenStreetMap propose en général en Europe des cartes plus détaillées que Google Maps, il n'en est pas de même pour les commerces.

Google Maps, TripAdvisor, Pages Jaunes et consorts restent très forts sur ce segment qu'ils bichonnent à raison : ainsi va le financement de leur plateforme.

Sur OpenStreetMaps, il n'y a pas encore d'interface simple et bien fléchée où un commerçant peut se connecter en tant que représentant officiel pour y mettre à jour régulièrement ses horaires et publier ses photos éditorialisées. C'est possible, mais ce n'est pas si simple que Google Maps.

Alors, ne peut-on pas avoir l'un (des fiches commerces à jour et riches) sans l'autre (des pubs à gogo dans l'interface) ? Sans même parler des commerces, est-ce trop demander d'avoir quelque part sur le Web, sans mouchards, sans dépendance étrangère, une carte moderne où les mairies, les maisons France Service, les bibliothèques, les musées et La Poste renseignent leurs horaires et les autres informations cruciales, garantie sans logos Domino's Pizza ?

L'État ne devrait-il pas offrir une possibilité de sortie du modèle d'hyper-consommation de Google Maps et Mappy ?

C'est un défi, et chez Cartes, nous pensons qu'il faut d'abord offrir une interface moderne qui fasse pleinement emploi des riches données libres déjà à disposition.

La souveraineté, c'est nationaliste ?

Ainsi pouvons nous conclure sur le terme "souverain".

Dans notre contexte, c'est avoir le contrôle des solutions que l'on utilise, et en particulier être indépendant des divers intérêts financiers et publicitaires de Google et Apple. Ces sociétés qui à elles seules représentent 2 fois la valeur du Cac40, possèdent une influence politique bien plus considérable sur la politique des technologies, ou encore notre urbanisme.

Un service souverain, c'est forcément national ? Pas vraiment : la technologie Cartes est libre, OpenStreetMap est global, et l'application peut être déployée en Belgique telle quelle par un développeur motivé. Et surtout, dans des pays bien plus pauvres et en manque d'ingénieurs que la Belgique, où Google et Mappy ne vont pas, car il n'y a la-bas que trop peu de millions d'euros à se faire.

Construire localement une solution universelle

Bien sûr, comme moteur de la création de ces logiciels très complexes, il y a de la fierté. La fierté d'apporter une solution qui innove par rapport aux acteurs existants, et nous aimons le faire dans un contexte local, d'abord pour les gens qu'on côtoie dans la vraie vie. Ces gens parlent français, et dans l'état des forces de l'équipe actuelle de développement, une internationalisation ne serait pas possible sans dégrader fortement la version française ou le rythme de développement des fonctionnalités (mais elle viendra bien un jour !).

Dans l'aventure Cartes, l'argent n'est pas une motivation directe, car ce n'est pas une startup qui se vendra quelques dizaines de millions d'€ au plus offrant qui la bureaucratisera en quelques années, ni une plateforme publicitaire qui transforme le temps de cerveau disponible de ses utilisateurs en centimes d'€ par centaines de vues.

Le terme souveraineté est donc bien plus riche que son traitement par le débat public français. À rebours des opinions majoritaires, nous pensons que la souveraineté peut aller de pair avec la diffusion libre, sans frontières, des technologies. Cartes, OpenStreetMap et les dizaines de projets libres utilisés sont des briques de la bibliothèque nationale de fabrication. Une souveraineté universaliste.

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