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Cartes, la nouvelle maps

Cartes, un mot symbolique du regain de souveraineté que nous devons engager en France et en Europe face aux maps étatsuniennes.

publié le , mis à jour

Vous êtes dans la rue avec des amis, dans une ville ou un quartier que vous ne connaissez pas, et vous cherchez un endroit où manger : "Regardes sur maps s'il y a un bon resto ouvert !".

En France en 2024, une grande partie des gens n'utilisent plus des cartes, mais des maps.

Évolution de la recherche "maps" sur les tendances de recherche... euh pardon les Google trends

Est-ce grave ? Pas du tout ! Le français emprunte de nombreux mots étrangers, de "parking" à "kif", en passant par le poitevin "bistraud" devenu "bistro" attributé au russe par erreur dans la croyance populaire. Mieux : "map" est un diminutif de "mappemonde" du vieux français mapamonde, du latin "carte du monde". La mondialisation du mot "maps" fait donc un clin d'oeil à son étymologie !

Le planisphère de Monsieur Mercator en 1587 Le planisphère de Monsieur Mercator en 1587

Notons qu'Apple, moins anglo-centriste que Google, a décidé de traduire ses Apple "Maps" en "Plans" pour le public francophone, faisant le choix d'un mot qui désigne une vision plus symbolique et locale que celle globale et réaliste des cartes.

Au-delà de ces considérations linguistiques, il y a moins d'incertitude à affirmer que la disparition des cartes du quotidien au profit des maps est un symptôme de la perte de souveraineté française. Et ça, c'est plus inquiétant. Depuis un moment, je m'interroge sur cette dépendance que l'on a aux GAFAM pour organiser nos déplacements et notre vision spatiale.

Le tournant du numérique

On parle souvent de notre inquiétante addiction au smartphone par exemple en comptant le nombre de déblocages par jour (c'est assez impressionnant, si vous êtes sur Android, ça se consulte dans les paramètres). Les cartes mobiles justifient une part de cet automatisme smartphone. Elles remplacement des occasions d'échange dans la rue ("pouvez-vous m'indiquer la pharmacie la plus proche ?"), nous isolant un peu plus dans notre individualisme.

Ne versons pourtant pas dans un catastrophisme simpliste : les cartes interactives sont aussi une chance ! Elles donnent de l'indépendance à des millions de gens qui souffrent d'un mauvais sens de l'orientation. Elles mettent dans notre poche une bibliothèque de cartes qui aurait coûté des centaines d'€ en papier.

Les calculs d'itinéraires permettent aux transports en commun de concurrencer plus efficacement la voiture intrinsèquement plus flexible hors des villes. En ville, elles permettent des politiques de piétonisation ingérables sans GPS. Elles sécurisent nos trajets à vélo dans une France au réseau routier principalement dédié à la bagnole. Etc.

Les GA de GAFAM règnent en maitres sur les maps

Il est donc intéressant de se demander via quelle appli on calcule nos itinéraires (à pied, à vélo, en voiture, en transport en commun), on choisit les restaurants dans lesquels on va dépenser nos dizaines d'€, on explore un potentiel lieu de vacances, etc. De nombreux services existent en 2024 pour consulter des cartes et se déplacer, mais force est de constater que Google et Apple Maps dominent. Ce n'est pas un hasard si ce sont aussi les propriétaires des deux systèmes d'exploitation mobiles en duopole, iOS et Android.

Pour la petite histoire, Apple s'est complètement gaufré au lancement de ses "Plans" (le nom français) il y a 11 ans. Mais a réussi aujourd'hui à rivaliser avec Google via des investissements monstres (notamment son programme concurrent de Street View nommé "Look around")... ainsi que l'installation par défaut de son application sur les millions d'iPhones.

Je range Waze, l'application préférée des + de 45 ans, avec laquelle même les gendarmes jouent jeu du chat et de la souris, dans Google Maps, car elle a été rachetée par Google, et des rumeurs circulent souvent sur son intégration dans GMaps.

L'État français, longtemps grand absent

Ainsi, sans oublier la position privilégiée de ces deux conglomérats numériques, n'ignorons pas les qualités qui les ont aussi amené là : ils sont visionnaires et savent investir les sommes et les compétences nécessaires pour créer des produits numériques grand public. Google notamment via des achats opportuns a investi et révolutionné ce qu'on appellait une carte.

Ils ne se sont pas arrêtés là : le G dans GTFS, le format standard de données de transport en commun que nous utilisons sur Cartes, c'est Google. Quand la puissance publique française impose une nouvelle application de transport en commun pour chaque réseau local (il y en a des centaines), Google ajoute sobrement jeu de données après jeu de données dans son interface unique testée et retestée.

Investir des milliards d'€ dans des programmes informatique centralisés (donc mis en commun), c'est évidemment à la portée de la France et c'est fait régulièrement, mais souvent pour y laisser des plumes à cause d'une incompétence managériale et humaine.

Renforcer clic après clic le duopole étatsunien

Au-delà de ces deux GAFAM, on peut citer Organic Maps ou OsmAnd, qui exposent les données d'OpenStreetMap, le Wikipedia des cartes, dans une belle interface mobile, l'une grand public (Organic Maps), l'autre un peu plus experte.

Chaque contribution faite sur OpenStreetMap (horaires, nouveau banc public / voie cyclable / route en travaux, hauteur d'un immeuble), est publique, quand à l'inverse chaque contribution à Google Maps sera la propriété de Google, accessible seulement via l'appli officielle ou en payant, si vous êtes une organisation désirant afficher des cartes.

C'est un des plus forts marqueurs de perte de souveraineté : la plupart des français bossent pour renforcer le monopole de Google.

Une concurrence impossible ?

Pourtant, il faut se rendre à l'évidence, malgré la grande qualité des données de carto OpenStreetMap en France, elles sont très en retard sur d'autres points cruciaux : photos de rue et de lieux, infos sur les commerces à commencer par les horaires, transports en commun, vue satellite, avis, monuments en 3D, congestion du trafic, etc.

Globalement, le monde des cartes est aujourd'hui très innovant : il semble que les acteurs se réveillent de plusieurs décennies de domination de Google, lorgnent sur ce marché qui lui rapporte 10 milliards d'€ par an. Outre Apple qui a pris sa souveraineté cartographique, il y a l'alliance des trois autres lettres de GAFAM pour créer leur base de données Overture Maps.

Côté privé, en France Mappy (racheté par la RATP en 2024) domine les usages hors GAFAM, suivi par Viamichelin. Tiens, la première carte numérique française a choisi un dérivé de maps comme nom, malgré un déploiement anecdotique hors de France. Malgré leurs efforts et leurs communiqués de presse optimistes, les fleurons français de la carte numérique sont écrasés par les GAFAM. Qwant Maps a même mis la clef sous la porte.

## Le retour des cartes publiques ?

En France, on peut citer l'ambition de l'IGN avec cartes.gouv.fr (plutot destinée aux pros), sortie avec surprise sous forme d'app mobile en mai 2024.

Signalons aussi le financement public du projet État/IGN/OpenStreetMap-France Panoramax qui vise à proposer une alternative libre de photos de rues. Vous pouvez déjà y explorer Strasbourg en 360°. Le Havre, Lyon, d'autres métropoles et même des départements comme la Haute-Vienne y sont aussi.

Capture de Panoramax, les photos de rues publiques françaises

Est-il donc impossible d'exister face à Google et Apple ? Sous une forme de startup capitaliste traditionnelle, une concurrence est en effet peu probable.

Avec Cartes, nous prenons acte de ces échecs relatifs. L'ambition n'est pas de faire un troisième ou quatrième concurrent privé français via une nouvelle appli distribuée sur les stores possédés par le duopole des cartes Google et Apple, mais un service libre et collaboratif d'interface Web moderne, dénué d'ambition de profit et notamment publicitaire... d'ailleurs, parlons-en, des publicités.

Des places de marché publicitaires déguisées en cartes

Vous l'aurez peut-être remarqué, Google met en avant sur ses cartes les commerces qui paient. On verra apparaître une vignette "Castorama" ou "Salon de massage" bien au-dessus d'une mairie de quartier ou de la gare centrale de la ville. C'est ce qui rapporte 10 milliards de dollars à Google par an. Apple envisagerait de faire de même bientôt. Mappy, Viamichelin ou Pages Jaunes sont aussi des places de marché publicitaires affichées sur de belles cartes. La richesse des données recueillies par de telles application est évidemment clef pour servir des publicités personnalisées.

La prostitution, ça paie mieux qu'une grande gare européenne, donc ça passe devant sur la plateforme publicitaire Google Maps

Toutes ces maps ont pour défi de concilier leur contrainte business, afficher des choses inutiles qui les paient avant des choses utiles qui ne les paient pas, et l'expérience utilisateur.

Comme on peut le voir sur la capture ci-dessous (juillet 2024), nous n'avons pas fini de voir des pubs sur Google Maps...

Google Maps serait en train de tester des pubs dans le mode conduite en voiture d'après un internaute

Le pouvoir de façonner le territoire

Au-delà de la publicité, le relatif pouvoir de ces applications dans l'urbanisme et la transformation de nos territoires n'est plus à prouver : outre l'exemple des gendarmes dans Waze et la publicité, on peut citer l'achat par les collectivités des données de déplacement des français (à Waze, mais aussi à Géovélo ou Strava), ou encore la classification de zones d'intérêt par les algorithmes de Google (le fond jaunâtre qui déclare on ne sait trop sur quels critères au-delà de la présence des commerces : "c'est ici le centre-ville").

Cet article de l'agence d'urbanistes Vraiment vraiment raconte le Bruxelles commercial mis en avant sur Google Maps

Chaque fois que Google ou Viamichelin recommandent de faire un trajet en voiture plutôt qu'en transport en commun ou en vélo, une voiture s'ajoute au flot de milliers de véhicules qui perturbent la vie d'un village ou aux bouchons qui polluent nos métropoles. L'algorithme de restitution des itinéraires est un choix politique.

Cartes, la nouvelle maps

Les premières versions de notre application nommée Voyage ont été l'occasion de constater que la mobilité et les cartes du quotidien sont au moins aussi importantes que le voyage, même si l'imaginaire de ce dernier nous passionne bien davantage. Finalement, pourquoi ne pas nommer une application de cartes, Cartes ?

Avec Cartes, nous construisons une réponse aux problèmes exposés dans ce texte, via une appli de cartes en ligne souveraine, ouverte, gratuite, et écologique. C'est un gros défi, mais il nous semble important.

De nombreuses personnes ont déjà contribué au projet, qui sortira en version 0,5 cet été, et en version 1 en fin d'année.

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