← Retour au blog
Illustration de l'article

Relocalisation numérique

Notre dépendance numérique aux États-Unis est extrême. Il est temps d'inclure la relocalisation numérique dans nos plans de réindustrialisation.

publié le , mis à jour

Il y a un an, nous lancions le projet "Cartes" : créer, en France, une carte numérique ouverte et écologique. Depuis, Trump a été réélu plutôt qu'incarcéré. Musk l'a beaucoup aidé en faisant de sa personnalité, notre naïveté, sa fortune et son rachat de Twitter des armes électorales décisives dans la démocratie états-unienne défaillante.

Puis il a fait un salut nazi lors de la cérémonie d'investiture du chef de l'État le plus puissant du monde, avant d'entamer une prise de pouvoir qui a tout l'air d'un coup d'État.

Le patron de Meta (Facebook, Instagram, Whatsapp) a embrassé la politique ultra-conservatrice de Trump. Les autres GAFAM se sont docilement rangés comme constituants de premier niveau de ce nouveau bloc ploutocratique. Même le géant suédois de la musique Spotify, géant numérique de niveau deux, a fait acte d'allégeance au président du pays en voie de fascisation.

En France, les câbles de cet outil d'ingérence étrangère que Musk utilise pour faire élire l'extrême-droite en Europe n'ont toujours pas été coupés. On comprend pourquoi : l'écrasante majorité de nos politiciens y sont toujours hyper-actifs, de droite comme de gauche.

Pour ces membres du "front républicain", 200 000 followers (dont une part insondable de robots) valent définitivement plus qu'un boycott du plus puissant des médias d'extrême-droite où leur voix pèse moins qu'une grimace sur le plateau de Pascal Praud.

État des lieux de notre délocalisation numérique

Alors que la démocratie états-unienne se fait détricoter, peut-être ne réalisons-nous pas ce choc moral, géopolitique, politique, écologique, économique, et numérique en cours. C'est sur ce dernier que l'on va s'attarder ici.

Peut-être qu'à l'inverse nous le réalisons entièrement, mais nos réflexes de survie géopolitique ne se sont pas encore déclenchés.

En 2020, le covid a fait émerger le besoin de réindustrialisation. Ne plus être capable de produire une chose aussi élémentaire qu'un masque sanitaire ou des médicaments essentiels a fait réagir.

Nous devons comprendre qu'il en est de même pour les services numériques les plus basiques qui rythment notre vie moderne. Chaque jour, combien d'appels vers les serveurs de l'oncle Sam faisons-nous ?

Pourrions-nous encaisser un embargo numérique ?

Vous avez commencé à compter ? Bon courage. En particulier, nous n'avons aucun moteur de recherche européen digne de ce nom. Ecosia, Qwant, Lilo et les autres ne sont tous que de la peinture sur les deux index du Web ultra-dominants, Google et Bing.

Notre matos numérique lui aussi est également entièrement dépendant d'intérêts étrangers, en premier lieu nos smartphones : aucun smartphone fait en France, malgré les annonces.

On sait faire des slips made in France à 60 € pièce, mais pas l'objet qu'on consulte 500 fois par jour. Nous n'avons pas non plus de système logiciel mobile qui soit français ou européen, Android et iOS ayant détruit toute concurrence. En conséquence, nous n'avons aucun levier d'influence sur les gains comme les problèmes sociétaux que les smartphones entraînent.

Une décroissance numérique bénéfique ?

Pas besoin de faire couler beaucoup d'encre pixelisée pour justifier la critique du besoin de faire défiler son mur social toutes les demi-heures. D'envoyer d'éphémères photos rigolotes à nos amis. De commander la dernière babiole à 2€68 sur Shein. D'utiliser des cartes numériques plutôt que d'interroger les passants pour trouver la boulangerie du quartier.

Mais c'est un faux-dilemme : notre dépendance numérique "flâneuse" du quotidien se retrouve insidieusement dans les usages de tant de métiers qui, coupés de ces services numériques états-uniens, s'effondreraient. Nos hopitaux dépendent de Microsoft, et plus spécifiquement de la filiale d'évasion fiscale irlandaise du M de GAFAM. Nos données de santé sont hébergées chez Microsoft.

Nos usages "loisir" du quotidien sont la partie immergée de l'iceberg de notre dépendance numérique étrangère.

Le bug de l'an 2025

La SNCF, opérateur de 99 % des voyages en train (l'idéologie de la concurrence n'ayant toujours pas fait trembler la réalité du monopole naturel) a migré chez AWS, la filiale de cloud d'un des deux A de GAFAM. Ses responsables en sont très fiers. Plus d'Amazon ? Plus de voyages en TGV.

Osons espérer que seul le système de réservation serait KO, pas le numérique des gares et du réseau.

Des centaines de milliers de cadres dirigeants, dont des fonctionnaires, connectent volontairement leur messagerie pro à Gmail car ils s'estiment dépendants de la fluidité de son interface, donnant au passage accès au G de GAFAM à chacune des considérations stratégiques de l'organisation.

Combien de professions essentielles, dont des services d'urgence ou de sécurité ont leur véhicule branché à chaque trajet sur Google Maps ou Waze (filiale de Google) ? Combien d'associations ont construit l'intégralité de leur communication externe sur Facebook et interne sur Whatsapp, possédées par le F de GAFAM ?

Au sommet de l'État, Emmanuel Macron lui-même utilisait Telegram lors de son premier mandat, sans que ça ne semble choquer suffisamment en interne et dans son parti. Jusqu'à ce que la Direction du Numérique intervienne.

Nous payons des décennies de sous-investissement

Il est évident que pour la SNCF, utiliser AWS est un gain de court-terme. Leur facture mensuelle doit être salée, mais pas autant qu'un fiasco numérique d'1 milliard d'€ offert par une "Entreprise de Services Numériques", ces géantes de la prestation qui souvent avalent d'immenses sommes en surfant sur l'illetrisme numérique des commanditaires ne sachant pas différencier un blog statique d'une application complexe et couteuse, et qui n'ont jamais compris qu'on peut créer un logo sur Inkscape en quelques heures plutôt que de débourser 200 000 €.

Délocaliser la production de masques, ce fut également une opération très rentable sur le court-terme, mais aux conséquences catastrophiques se chiffrant à des milliers de morts lors de la première crise sanitaire.

Peut-être sommes nous en train de vivre le même moment pour le numérique. On imagine les débats enflammés ayant lieu actuellement dans les "DSI" (direction des services informatiques) : les uns trouvant l'idée de signer un deal à des millions d'€ avec le géant états-unien soumis à Trump, scandaleuse ; les autres paralysés par l'idée de tout refaire, trouvant cela peu "pragmatique".

Et d'autres, ne les oublions pas, en accord avec les idéaux d'extrême-droite états-uniens, ces autoproclamés "patriotes" prompt à vendre notre souveraineté au dictateur qui les fascine le plus.

La fin de la libre circulation des octets ?

Relocaliser notre numérique semble physiquement moins intéressant que le reste de l'industrie. Car les paquets d'octets traversent les océans en quelques millisecondes et sans jamais s'y bloquer.

Pourtant ces autoroutes de l'information que sont les câbles sous-marins peuvent être coupés, comme le montre la "guerre hybride", maintenant ouvertement appelée guerre froide sous-marine, en mer baltique.

Une perte de réseau filaire et cellulaire peut déstabiliser une région entière, comme l'illustre grâvement la série finlandaise Conflict.

Capture d'écran de la série Conflict

Couper les octets, ou les corrompre ?

Ces coupures sont pourtant l'occasion de montrer la résilience d'internet, incomparable à la fragilité des pipelines d'hydrocarbures.

Un autre intérêt national primordial est incroyablement plus fragile qu'internet : nos démocraties. Les débats récurrents sur l'interdiction de TikTok, notamment pour cause d'ingérence dans les élections comme cela fut avéré en Roumanie lors des présidentielles 2024. C'est cela qui doit nous alerter : l'utilisation des plateformes numériques comme des armes géopolitiques.

Exercice de prospective : juin 2025, Trump amasse l'US Navy dans les eaux du sud du Groenland. Que font le Danemark, le Royaume-Uni, l'Union Européenne ?

Rejetez le réflexe de pensée "non mais il ne fera jamais ça", tout comme nous aurions du le faire avant que la Chine ne lance ses exercices militaires de pression sur Taïwan, et surtout que Poutine n'envahisse l'Ukraine, que la Corée du Nord s'implique dans l'invasion de l'Europe, que Musk fasse son salut nazi, ou que le duo Trump-Netanyahou n'expriment leur volonté de vider Gaza de ses habitants. Non, réfléchissez aux conséquences comme si c'était acté.

Pensez-vous que Trump et ses généraux sont suffisamment stupide pour ignorer que leurs GAFAM font tourner l'économie, voir les armées française et européennes ? Bien sûr que non.

La domination des GAFAM est une dissuasion nucléaire

Leur main-mise sur nos systèmes d'information est une arme atomique : elle permet de dissuader toute opposition. Car comme la bombe, son utilisation aurait des conséquences difficiles à imaginer.

Nous avons tous l'habitude d'imaginer un accident nucléaire comme la pire des attaques sur un pays. Nous avons tort : le black-out électrique est tout aussi redoutable. Quelles seraient les conséquences d'une paralysie numérique d'une grande partie de nos hôpitaux et services d'urgence ?

« Nous avons fait l'erreur de compter sur le gaz fossile de Poutine. Nous faisons aujourd'hui l'erreur de compter sur les technologies numériques de Trump. S'il décidait de nous couper l'accès aux technologies Google et Microsoft, nous serions contraints de retourner aux annuaires papier », raconte le directeur d'Ecosia en janvier dans ce papier où l'on apprend que Qwant fut mis en danger quand Bing décida il y a 2 ans d'augmenter fortement ses coûts.

Brossés dans le sens du scroll

La perfection des interfaces utilisateur des GAFAM, leur rapidité, leur innovations hebdomadaires, leurs mécanismes d'addiction parfaitement réfléchis par les meilleurs designers du monde sont irrésistibles : les français ont une très bonne image des GAFAM (à l'exception notable de Facebook). Nous profitons tous depuis 20 ans d'une gratuité d'accès à des services extrêmement coûteux. Gratuité de façade évidemment : nous le payons via la publicité, et surtout la perte de souveraineté numérique.

Mais comme une attaque nucléaire, la dissuasion joue dans l'autre sens : la menace accomplie, la confiance des autres pays dans les GAFAM s'effondrerait du jour au lendemain. Leur cotation boursière plongerait, car limités au marché intérieur des États-Unis, les Google et Facebook diviseraient leur nombre d'utilisateurs et donc leur revenu et influence par 10. Étant donné leur place au S&P 500, le choc financier états-unien serait immense. Google sans la confiance internationale n'est plus qu'un Qwant états-unien.

Comment relocaliser notre numérique ?

Il est de coutume en France de prendre plaisir à ridiculiser nos services numériques. Nous nous démarquons par un chauvinisme inversé. Ce qui n'est pas étranger risque vite de se faire taxer de ringard. Deezer n'a aucune différence fonctionnelle importante avec Spotify, mais perdant le marché intérieur français, elle s'est faite racheter par un consortium russo-états-unien.

Instagram est une application basique qui se recode facilement, mais qui peut lutter contre l'attraction du si tendance californien insta ? Pour chaque critique des services des GAFAM, la communauté des designers numériques français en feront 10 sur SNCF-Connect. Car elle cumule trois défauts impardonnables : elle est française, elle a "SNCF" dans son nom, et elle n'est pas privée.

Pourtant, la France regorge de talents dans le monde du numérique. Les Français sont au coeur de la conception des meilleures LLM mondiales qui concurrencent ChatGPT. Les faiseurs sont présents, reste à vouloir les mobiliser, à leur faire confiance.

Aucune application numérique à succès n'a été construite par des hommes en costard dans un bureau de "maîtrise d'ouvrage" pilotant des managers d'entreprise de service numérique pilotant des consultants au turnover dit "tournesol". Aucune.

Un changement de mentalité des citoyens comme des dirigeants est un préalable à la reconstruction d'une souveraineté européenne.

Le coup de pouce de la puissance publique

Notons que l'État fait à cet égard nombre d'efforts, en déployant la messagerie chiffrée souveraine Matrix ou en créant sa suite numérique, une réponse claire à l'offre complète Gmail entreprise. Dans le privé, des acteurs comme le suisse Infomaniak ou le français Zaclys n'ont pas le budget ni le haut-parleur marketing de Google, mais déjà une partie de son talent.

Le président de la République n'utilise plus Telegram et a créé un rapport de force avec le responsable de cette messagerie qui fermait les yeux sur du trafic d'esclaves au Moyen-Orient (voir l'enquête du Monde : attention, son contenu est très dur à encaisser).

Ces initiatives ne sont qu'une continuité du lancement en 2017 du programme beta.gouv.fr, lui même porté par l'arrivée du logiciel libre au sein de l'administration confirmé par la Loi pour une République Numérique.

La relocalisation numérique, un sombre repli national ?

L'une des voies possibles pour se défaire des GAFAM consiste en effet à favoriser des intérêts privés nationaux. La France ne manque pas de puissantes sociétés privées d'informatique : Dassault Systèmes, Cap Gemini et autres ESN, Critéo, Doctolib, etc.

D'une, le risque de cette voie capitaliste traditionnelle est de reproduire nombre de problèmes propres aux GAFAM sur notre territoire national, y compris les collusions monopolistiques et duopolistiques contre lesquelles la commission européenne peine tant à lutter. Veut-on recréer un Meta français qui posséderait nos réseaux sociaux, notre messagerie instantanée, notre IA de recherche favorite, nos smartphones, leur système de paiement et leurs cartes numériques ?

De deux, le risque d'un impossible rattrapage des GAFAM via ces initiatives "boîte noire" est également important. Sans partage, sans mise en commun, certaines briques prennent une décennie à être recodées.

Une course coopérative

Si Mistral a pu talonner OpenAI, c'est grâce à l'open source, au logiciel libre. Idem pour le Chinois DeepSeek. Si Mappy peut proposer une carte numérique aussi détaillée que Google Maps sans ses milliards d'€ d'investissement, c'est grâce au projet collaboratif et libre OpenStreetMap.

Même Apple et Microsoft, pour rattraper l'immense avance de Google Maps, s'y sont mises dans une certaine mesure. Qwant avait fait de même en lançant ses Maps.

Qwant Maps est aujourd'hui repris dans les grandes lignes par Cartes.

L'équivalent d'OpenStreetMap pour les moteurs de recherche européen reste à construire et ce serait une erreur de le privatiser.

C'est grâce à leurs protocoles ouverts et la transparence de leur code que Mastodon et Bluesky ont pu concurrencer X et le Threads du F de GAFAM. Que l'association Framasoft a pu proposer des alternatives aux services Google malgré son financement lilliputien.

Dans un article intitulé La Bibliothèque Nationale de Fabrication, nous esquissions il y a 5 ans une solution radicale à notre perte de souveraineté numérique. Qui n'aura sûrement pas manqué de donner le tournis aux croyants du dogme de la main libre du marché, et dans le même temps aux partisans du repli national.

Alors que Mastodon est un projet européen, Bluesky est états-unien. Pourtant, il est entièrement open source et intéropérable, ce qui dilue énormément sa nationalité. Reste à construire une instance Bluesky sur le sol européen, maintenant que ses ingrédients nous sont servis sur un plateau.

Top départ

C'est légitime, personne ne veut que l'État français stocke ses photos de vacances sur ses serveurs à la place de Google. Mais il a un rôle important à jouer pour donner des coups dans la fourmilière de notre dépendance numérique, et organiser sa colonne vertébrale logicielle open source.

Car la radicalité s'impose, face à l'adversité géopolitique. À l'instar de Poutine, chaque hésitation face à Trump et le vrai président non-elu Musk, chaque crainte de les braquer mènera à un regain de confiance de leur part quand à la faiblesse numérique européenne.

Il est urgent que l'Europe acte sa position de dominé et mise grand sur l'ouverture du code et la collaboration Européenne pour relever le défi de la relocalisation numérique.

✏️ Signaler une erreur

Nos derniers articles

  1. Publié le 7 janvier 2025
  2. Publié le 15 septembre 2024
  3. Publié le 2 septembre 2024
  4. Publié le 8 août 2024
  5. Publié le 22 juillet 2024
  6. Publié le 1 avril 2024
  7. Publié le 3 janvier 2024
  8. Publié le 1 décembre 2023
  9. Publié le 16 novembre 2023
  10. Publié le 11 novembre 2023
  11. Publié le 10 novembre 2023

Commentaires

Régissez à cet article sur Bluesky.